Réapprobation du phosmet pour protéger le colza : un cas d’école pour consolider la protection intégrée des cultures
Réapprobation du phosmet pour protéger le colza : un cas d’école pour consolider la protection intégrée des cultures
Les processus de décision politique et réglementaire en matière de protection phytosanitaire doivent élargir leur champ d’évaluation et ainsi prendre en compte, de manière plus forte, les principes de la protection intégrée. Illustration avec le cas urgent de la réapprobation du phosmet.
Terres Inovia alerte actuellement les pouvoirs publics et l’ensemble des décideurs français et européens sur l’importance de réapprouver le phosmet, un insecticide permettant de lutter contre les ravageurs d’automne du colza (voir communiqué de presse en bas de page). Le cas de cette molécule illustre en réalité l’approche de protection intégrée des cultures que développe l’institut, qui permet la mise en œuvre d’une agriculture durable, c’est-à-dire vertueuse économiquement, écologiquement et socialement.
Après avoir expliqué brièvement la situation à date du processus de réapprobation, nous expliquons plus longuement en quoi le phosmet contribue à une protection intégrée du colza. Nous évoquons également en quoi cet insecticide, en contribuant à la réussite de la culture du colza, apporte des bénéfices environnementaux et sociétaux indéniables, que ce soit en matière de biodiversité ou de souveraineté alimentaire. Au travers de cette étude de cas, nous montrons que l’évaluation réglementaire, ici appliquée à protection phytosanitaire, doit intégrer une approche comparée des bénéfices risques qui ne peut se limiter à la seule évaluation d’impact de la pratique. La balance bénéfices risques de l’application de produits de protection des cultures doit également s’évaluer - comme pour les autres éléments de l’itinéraire technique (fertilisation, travail du sol) - à l’aune de sa non mise en œuvre et des compensations rendues alors nécessaires à l’échelle de l’itinéraire technique, du système de culture, de l’exploitation voire de toute la filière. En matière de protection des cultures, cette approche systémique est bien celle de la protection intégrée des cultures.
L’avis de la France attendu pour le phosmet, pivot de la lutte contre les ravageurs d’automne du colza
Le phosmet est une matière active pivot de la lutte contre les ravageurs d’automne du colza. Pour quelle raison cette molécule est-elle sur le devant de la scène, alors qu’elle ne répond à aucun critère « critique » justifiant une non réapprobation ? Elle ne fait pas partie des molécules les plus préoccupantes (avis Anses du 10/04/2020), n’est pas affectée de critères d’exclusion immédiate du marché (Cut-off criteria), n’est pas candidate à substitution et n’est pas un perturbateur endocrinien. A l’heure actuelle, le Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l’alimentation animale de la Commission européenne doit se réunir pour statuer sur son sort début 2021. Au sein de ce comité, chaque pays est amené à se prononcer, en tenant compte de l’avis de l’EFSA (agence européenne chargée de l’évaluation des risques liées aux produits phytopharmaceutiques notamment) et de leur propre évaluation de la balance bénéfice-risque. Or, l’EFSA a souhaité, sur proposition d’Etat Membre, renforcer l’évaluation toxicologique et a introduit un facteur de sécurité supplémentaire dans son évaluation. L’EFSA a proposé de multiplier par 10 un « facteur de sécurité toxicologique » pour cette molécule, car il n’a pas pu tenir compte de données récentes (publiées en octobre 2020) qui pourraient justifier un facteur de sécurité plus bas. Dans cet imbroglio, un avis de la France pour la réapprobation, pèsera lourd : il s’agit en particulier de faire valoir les nombreux risques encourus en cas de non réapprobation.
La protection intégrée est, dans l’Union Européenne, la méthode de référence sur laquelle la protection des cultures doit être conduite . Elle se définit comme « l'application rationnelle d'une combinaison de mesures biologiques, biotechnologiques, chimiques, physiques, culturales ou intéressant la sélection des végétaux dans laquelle l'emploi de produits chimiques phytopharmaceutiques est limité au strict nécessaire pour maintenir la présence des organismes nuisibles en dessous de seuils à partir duquel apparaissent des dommages ou pertes économiquement inacceptables ».
La lutte contre les ravageurs d’automne du colza, telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée par les producteurs français, est complètement guidée par ces principes.
Le programme de R&D de Terres Inovia vise à étoffer l’arsenal de moyens de lutte disponible pour la protection intégrée des cultures
Le programme de R&D déployé par Terres Inovia vise, en cohérence avec les principes de la protection intégrée, à étoffer l’arsenal de moyens de lutte disponibles. Quels leviers sont déployés aujourd’hui et envisagés demain ?
Actuellement, la protection intégrée repose déjà sur l’ensemble des techniques suivantes :
- Des leviers agronomiques préventifs, d’efficacité moyenne, accroissent la capacité de la culture à supporter les attaques sans voir son rendement affecté. Leur efficacité varie largement selon le pédoclimat et l’année, et l’intensité des attaques de ravageurs. La combinaison de plusieurs de ces techniques choisies selon les situations est nécessaire pour diminuer de façon sensible les risques de dommages inacceptables.
- Un semis précoce permet à la culture d’être bien installée et en croissance lors de l’attaque, tout en étant dépendant des qualités de préparations possibles et de la pluviométrie estivale.
- Une alimentation azotée suffisante maintient une croissance lors de l’attaque, en tenant compte de la gestion des apports azotés sur le système de culture et des restrictions réglementaires.
- La culture du colza avec un couvert associé de légumineuses, contribue à une bonne croissance et joue aussi un rôle de confusion des ravageurs.
- Le levier génétique, d’efficacité relativement faible, commence à être évalué.
- Le levier chimique raisonné ne repose plus que sur 2 familles de molécules et modes d’action (phosmet et pyréthrinoïdes). Ce qui, alors que les pyréthrinoïdes connaissent une situation de résistance élevée à très élevée, les rendant inefficaces sur une part de plus en plus large du territoire , fait du phosmet le pivot de la lutte. Le phosmet est utilisé, au terme de raisonnements basés sur des observations et de seuils récemment mis à jour, soit comme seule substance active efficace, soit en alternance avec les pyréthrinoïdes pour lutter contre l’extension des résistances.
La mise en œuvre combinée des différents leviers de protection intégrée n’empêche pas, aujourd’hui, une situation sanitaire très compliquée pour la culture du colza. En effet, la perte d’efficacité des pyréthrinoïdes, couplée aux aléas climatiques qui compromettent l’efficacité des leviers agronomiques depuis plusieurs années, a induit une baisse de surfaces du colza de l’ordre d’un tiers (de 1,5 Mha à 1Mha), avec des pertes de surface allant jusqu’à 80% dans certains départements des zones intermédiaires, les plus touchés par les résistances aux insecticides et les sécheresses estivales qui compromettent les levées et la qualité de l’implantation.
Pas d’interdiction non plus si les risques sont accrus à court ou moyen terme
Le cas de la lutte contre les ravageurs d’automne du colza nous montre qu’en matière de protection intégrée, il faut aller au-delà du raisonnement simple « pas d’interdiction sans alternative ». Il faudrait élargir au vu des conséquences à « pas d’interdiction sans alternative, et pas d’interdiction si mise en péril à moyen terme des leviers restants ».
Car que se passerait-il en cas de scénario catastrophe, à savoir une non re-approbation du phosmet ? Terres Inovia estime que les surfaces de colza plafonneraient à 900 000 ha les bonnes années, et à 700 000 ha les années à implantation difficile. Les secteurs géographiques les plus touchés sont les fameuses zones intermédiaires, où le colza constitue depuis plusieurs décennies une culture clé dans des assolements à dominante céréalière.
Baisse des surfaces de colza (à partir de la moyenne 2014-2018) estimée à 3-5 ans par Terres Inovia en cas de non re-approbation du phosmet.
Un tel scénario aurait des conséquences désastreuses sur les plans environnementaux, économiques et sociaux.
- Les pollinisateurs sauvages comme l’abeille domestique se trouveraient en situation de famine en sortie d’hiver sur une large part du territoire. Le colza joue en effet un rôle clé dans le développement printanier des colonies, en fournissant notamment la majorité des apports en pollen. La culture est une étape incontournable dans de nombreux parcours de productions apicoles (résultats du projet BEETRIP en Rhône-Alpes) : les transhumances qui démarrent par le colza sont celles qui permettent de produire le plus de miel de châtaignier et d’acacia. Sans compter bien sur la production de 9% des miels français en miel de colza, et 37% de « polyfloraux » ou « toutes fleurs » qui intègrent généralement une part de colza. Dans certaines exploitations types du Centre-Val de Loire, secteur qui serait parmi les plus touchés en cas de non réapprobation, nos confrères de l’ITSAP-Institut de l’abeille évaluent la part du colza dans la production de miel à 32% en moyenne. L’absence de cette culture à floraison massive au début du printemps n’est pas, à notre connaissance, compensée par d’autres cultures ou les ressources florales des espaces naturels.
- L’économie agricole, et celle de la filière colza seraient mises à mal. La culture de colza représente souvent une des meilleures marges en zone intermédiaire. Elle demeure à ce jour, en l’absence d’autres filières de diversification de taille équivalente, la culture qui permet de limiter le risque sur le revenu face aux aléas prix et climat des céréales. Dans les zones intermédiaires, l’APCA estime que de l’ordre de 15% des 25 000 exploitations sont à la limite de la viabilité. Ce sont donc presque 4 000 entreprises dont la survie est en jeu. De plus, la baisse de production globale, de l’ordre d’1 million de tonnes, équivaut à la fermeture d’une usine de trituration (90 emplois directs).
- Une telle réduction de production de graines induirait aussi une perte de 160 000 tonnes de production de tourteaux français, réduisant notre souveraineté en matières riches en protéines pour alimenter nos troupeaux, faisant passer notre taux de souveraineté de 63% à 59%. Cette trajectoire irait totalement à l’encontre des aspirations de la société française, inscrites dans la stratégie nationale protéines végétales, qui vise à renforcer notre capacité à fournir une alimentation locale et à réduire nos importations de matières premières controversées.
Ainsi les risques, notamment environnementaux, entrainés par une non re-approbation du phosmet sont augmentés. Terres Inovia constate d’ailleurs que c’est là une des grandes limites du raisonnement de l’analyse de risque en matière de protection des cultures : celle-ci se cantonne à analyser le risque à utiliser une matière active, mais n’évalue jamais le risque engendré par sa non-utilisation : le déséquilibre induit dans le système, les situations de transition et le risque associé aux compensations nécessaires ne sont pas anticipés et évalués !
Ce point d’actualité sur la situation du phosmet illustre quelques principes qui devraient guider de manière plus forte les processus de décision politiques et réglementaires :
- Dépasser le raisonnement binaire interdiction-alternative : se contenter de l’existence d’une alternative, c’est oublier que la protection intégrée, pour être efficace dans le temps, impose la disponibilité d’une multitude de leviers à combiner
- Adopter une analyse de risque plus systémique : tenir compte des risques, parfois majeurs, liés à la non-utilisation d’une molécule
Les autres leviers travaillés par l’institut
Enfin, afin de dresser un tableau complet, il nous semble important de rappeler les autres leviers travaillés par l’institut. Même si aucun ne porte de solution suffisante à court terme (5 ans), ces travaux portent en eux les futurs leviers de la protection intégrée. En effet, les leviers de lutte ne doivent jamais être vus comme figés : les ravageurs des cultures s’adaptent en permanence, ce qui demande d’avoir toujours de nouveaux leviers en gestation.
- L’identification de nouvelles substances actives : à horizon 2025, une piste semble prometteuse. Comme toute solution insecticide, elle devra être utilisée en combinaison afin de la préserver d’un développement trop rapide de résistance des ravageurs.
- L’identification de solutions de biocontrôle. A ce jour, malgré un screening exhaustif de toutes les possibilités existantes, aucune ne présente d’intérêt.
- Le déploiement de solutions de confusion, d’attraction-répulsion (« push & pull » ou « attract & kill »), à base de plantes pièges ou d’attractifs synthétiques. Il est trop tôt pour présager de l’efficacité éventuelle de telles solutions.
- La mise en place d’une ingénierie écologique permettant de favoriser massivement les auxiliaires pour contrôler les ravageurs. Ce type d’action, encore prospectif, est testé en grandeur nature auprès d’un groupe de producteurs dans le cadre du projet « R2D2 »
- L’amélioration variétale : plusieurs programmes ont démarré, avec le soutien de l’institut et l’interprofession et les entreprises semencières, visant à identifier des ressources génétiques porteuses de mécanismes de résistance ou tolérance, et à intégrer cela dans les programmes de sélection. Comme toujours avec la sélection variétale, le pas de temps pour atteindre des améliorations visibles est de l’ordre de 10 ans.
- Le test d’itinéraires techniques d’esquive, en rupture, comme par exemple le colza de printemps semé à l’automne : une telle option induit inévitablement d’autres risques d’échec ou de moindre productivité, que l’institut cherche à évaluer et optimiser.
Contacts : David Gouache d.gouache@terresinovia.fr et Afsaneh Lellahi a.lellahi@terresinovia.fr
Avec la collaboration de Nicolas Cerrutti et Franck Duroueix